L'accompagnement au changement en milieu hospitalier - interview de Pascale Luyckx

Je démarre une série d’articles sur l’accompagnement au changement en milieu hospitalier. Je pense que le timing est intéressant étant donné le sujet du coronavirus. Lundi sur France info, dans le 7/9 de Marc Fauvelle j’entends un orateur exprimer que l’ “on a besoin d'un hôpital fort !" Qu’est-ce que l’on entend par “fort”, sur quoi faut-il travailler ? Je décide de commencer mon étude par un premier article/interview de Pascale Luyckx. Elle travaille en partenariat avec AgileMaker en Belgique. Elle nous partage son expérience de l’accompagnement des transformations dans le milieu hospitalier. Notre échange est un peu long et il vous manque son bel accent belge mais on y apprend beaucoup de choses.

GG : Lorsque j’ai exprimé à Charlotte Bize et Fanny Escande (dirigeantes de Agile Maker France) mon intérêt pour l’accompagnement des hôpitaux et organismes de santé, elles m’ont tout de suite dirigé vers toi, Pascale et Jean Pierre Palante. Pour quelles raisons ?

PL :  Mon parcours professionnel est sans doute atypique : j’aurais dû être médecin mais je m’en suis rendue compte après ! Je choisis de faire mes études d’infirmière spécialisée en soins Intensifs dans un hôpital universitaire et ensuite une spécialisation en neurochirurgie au CHUV à Lausanne.

Mon moteur principal ? Aider les autres. Je suis dans l’empathie. Après 5 ans, je me rends compte que l’empathie peut m’amener à un épuisement mental et qu’un hôpital se met lentement en mouvement. Impatiente de nature, j’aime l’innovation, le changement, la créativité. Je décide de quitter le métier et de rejoindre le monde de l’entreprise, notamment chez American Express où après 3 ans, j’évolue vers un poste dans les Ressources Humaines : enfin, à nouveau en harmonie avec mes valeurs où l’humain a tout son sens. Forte d’une licence en Gestion des Ressources Humaines, un chasseur de tête me contacte pour un poste de DRH pour le laboratoire Pfizer. Ensuite, une business school aux US et un poste de DRH chez IQVIA, société active en recherche clinique et outsourcing de délégués médicaux. Mon cœur reste dans le médical. Lorsque je franchis la porte de l’hôpital, je me sens en harmonie avec mes valeurs fondamentales : des personnes bienveillantes, vraies qui sont là pour les autres et ont le sens de l’entraide.

Au travers des différentes multinationales US où j’ai travaillé, j’ai acquis les compétences nécessaires à mon métier d’aujourd’hui. Accompagner la transformation d’entreprises. Accompagner le leadership. Travailler sur la cohésion d’équipe. Accompagner le changement vers un état d’esprit et une culture agile. Le secteur hospitalier est en pleine mutation en Belgique et c’est la raison pour laquelle mes missions m’y amènent en ce moment.

Il y a d’une part l’apparition de l’I.A. qui bouscule les pratiques médicales et la façon de travailler ensemble dans l’hôpital.  Il y a d’autre part, à l’horizon 2020, l’objectif du Ministre de la santé en Belgique, Maggie De Block, d’établir 25 réseaux d’hôpitaux en Belgique. Au sein de chaque réseau, les différents hôpitaux seront obligés de travailler ensemble, de collaborer, assemblant parfois des hôpitaux publics et des hôpitaux dits privés. Ceci dans l’idée d’augmenter l’efficacité, l’efficience, de maintenir la qualité des soins ainsi que bien sûr pour des raisons budgétaires. Le service des Soins de santé en Belgique est sans doute un des meilleurs d’Europe : la qualité des soins y est reconnue internationalement ainsi que l’accessibilité tant en ce qui concerne le prix pour le patient que les délais pour accéder aux soins par rapport aux pays voisins. 

Pour maintenir cette excellence, nous devons réinventer notre système de soins de Santé.  “Il faut que rien ne change (accessibilité, qualité et accès aux soins), pour que tout change »  nous dit l'écrivain sicilien Lampedusa dans son roman Le Guépard. 

La mise en réseau des hôpitaux requiert un repositionnement stratégique de chaque hôpital en soins d’expertise spécialisés ou en soins plus généraux. Cela induira probablement une répartition des pathologies en fonction de la gravité, de la complexité et des outils médicaux adéquats. Pour des raisons budgétaires, il faut rationaliser les technologies médicales excessivement couteuses mises à disposition. La spécialisation de la médecine exige également que chaque médecin traite un nombre important de patient pour maintenir son expertise. 

Cette situation de transformation majeure du monde de la Santé et des hôpitaux redirige Agile Maker vers des accompagnements importants dans ce secteur qui a de réels besoins.

GG : Quand tu dis qu’ « il faut que rien ne change pour que tout change », qu’entends-tu exactement ? 

PL : Les collaborateurs ne se retrouvent plus dans un environnement où l’on travaille à l’efficacité, où l’on mesure la durée des soins (pour tel soin, 12 min. chrono, pour tel autre c’est autant,..) et où la charge administrative devient trop importante. Les infirmières sont déconnectées de ce qui avait sens pour elles : passer du temps aux soins du patient. Le rôle du médecin est bousculé face à de nouveaux métiers qui apparaissent dans l’hôpital (A.I, ICT, logistique,… ) et face à un patient qui s’informe, revendique et doit se prendre en charge (Patient empowerment). 

Ce nouvel environnement bouscule l’ensemble des médecins et soignants confrontés à de nouveaux paradigmes, dont les contraintes budgétaires qui ramènent leur métier à de la rentabilité liée à des indicateurs clé. 

La sécurité sociale a été créée post guerre sur la base d’une espérance de vie de 67 ans. Aujourd’hui l’espérance de vie en Belgique est de 81,5 ans. Le vieillissement de la population, les soins sophistiqués et le financement défaillant des soins de santé requièrent une optimisation des moyens et des ressources. “Il faut que rien ne change pour que tout change » signifie que nous devons, pour préserver notre excellence des soins à la Santé, réinventer la façon dont ce système est organisé et financé.   

GG : Quels types d’accompagnement réalisez-vous auprès des hôpitaux ?

PL : Nous avons accompagné un ensemble de 4 hôpitaux à Bruxelles dans la transformation des ressources humaines. Les 4 cellules RH avaient été rassemblées en un centre de services partagés RH. Cette centralisation des services RH n’a pas été accompagnée d’une révision de l’organisation RH. Nous les avons aidés :  

  • À faire le diagnostic de la transformation RH pour renforcer la qualité des services et l’accessibilité des RH sur le terrain

  • À développer une roadmap des chantiers RH pour les 3 ans à venir et à initier les chantiers RH fondamentaux pour augmenter la satisfaction client

  • À renforcer la confiance et la cohésion des équipes et développer l’équipe RH à devenir rapidement plus autonome

  • À co-construire une organisation RH inspirante, efficace et efficiente, orientée client

Le sujet de la confiance au sein des équipes est un pré-requis indispensable pour travailler ensemble. Nous prenons toujours soin de travailler dans la bienveillance avec un apriori positif. Le sujet de la confiance au sein des équipes est un prérequis pour collaborer ensemble.  Nous demandons souvent de se projeter dans l’avenir afin de créer un projet commun, collectif ce qui permet ensuite de créer les fondamentaux de l’autonomie, la responsabilisation et la cohésion des équipes .

GG : Sur quels autres types de problématiques êtes-vous intervenus dans les hôpitaux?

PL : Aujourd’hui, avec Jean-Pierre, je travaille à redéfinir le leadership aux Cliniques Universitaires Saint Luc à Bruxelles qui comptent plus de 6000 collaborateurs.

Avant de (re)construire ses bâtiments (prêts en 2025), les Cliniques Saint-Luc doivent se reconstruire virtuellement. C’est là qu’intervient le trajet patient intégré et informatisé (TPI²), un nouveau système transversal d’information médicale et soignante qui sera mis en place. Aujourd’hui, les dossiers médicaux sont des dossiers patients électroniques avec des documents PDF qui ne permettent pas d’extraire des données. TPI² permettra de croiser les données patients avec les données médicales du monde entier : un scan fait dans un hôpital à Bruxelles pourra être comparé à p.ex. 6000 scans à l’étranger. Et donc avoir un diagnostic fiable basé sur du ‘big data’.

Alors que le sens de ce projet est évident, il bouscule complètement les habitudes de travail et force à la collaboration transversale. Ceci requiert un accompagnement car les rôles sont bousculés, de nouvelles compétences sont à développer.

Le déménagement en 2025 dans un nouveau bâtiment appelé ‘Hospitacité’ est construit en fonction du trajet du patient. L’espace ne sera plus organisé en fonction d’une expertise médicale mais par exemple en fonction d’une jeune femme enceinte qui a besoin de la pédiatrie, de la gynécologie et tout ce qui touche à la femme.

L’Hôpital 2025 est un hôpital organisé en réseau : de manière horizontale avec deux hôpitaux partenaires mais aussi de manière verticale en collaborant efficacement avec les médecins généralistes, les maisons de soins, les hospitalisations à domicile, les polycliniques. Organisation tournée vers les patients. C’est une toute autre organisation du travail beaucoup plus collaborative. Pour anticiper la nouvelle organisation et gérer la transformation, les Cliniques décident de redéfinir le style de leadership et font appel à AgileMaker. « Cinq Essentiels » de leadership sont alors définis en co-création avec les managers du terrain et le Comité de Direction. Cette nouvelle approche collaborative n’est pas évidente dans un environnement assez hiérarchisé. Le Comité de Direction accepte d’expérimenter le feedback et l’enrichissement tant pour la phase d’analyse des besoins que pour finaliser les Cinq Essentiels de Leadership. C’est un réel succès participatif couplé à l’avantage de mettre en mouvement dès le début du programme.

Le Comité de Direction, se dit avoir été “décoiffé” par la démarche collaborative et par les commentaires très positifs du personnel de terrain qui les a remercié pour cette approche de co-création où chacun fait confiance à l’autre. Voici quelques commentaires des participants managers du terrain : « Quelle ouverture et bienveillance cet après-midi : on ose échanger, confronter dans un bon climat. Je m'y retrouve bien dans ces idées de Leadership, on va vers un rôle clair mais pas inatteignable. » « On a une culture d'entreprise qui est vraiment occupée à changer; il faut aussi y amener la communauté médicale » « Si on met ceci en place, on sera meilleurs et de plus on parlera d’une seule voix en tant que fonction de support, ce qui influencera de facto le médecin » .

cliniques-saint-luc.jpg
 

Ateliers avec les Cliniques Saint Luc en présence du CEO Renaud Mazy et de la DRH Isabelle Hennequin en Janvier 2020.

GG : Ce type d’accompagnement dure combien de temps ?

PL : En hôpital, la mise en route est souvent plus lente car le patient reste au centre des préoccupations et les ressources sont comptées, donc peu disponibles pour ce type d’exercice. Capter les signaux du terrain, faire prendre conscience de la situation et s’engager vers un plan d’action concret, peut mettre 18 mois et nécessite notre intervention sur 35 jours.  

GG : Est-ce qu’il y a d’autres problématiques que tu perçois dans le milieu hospitalier et qui justifieraient un accompagnement ?

PL : Oui. Un médecin n’est pas formé à gérer des équipes et c’est d’autant plus essentiel dans un environnement en réseau, plus transversal et plus collaboratif. C’est un réel shift culturel et d’état d’esprit qui requiert d’apprécier la diversité de l’autre, des idées et des opinions, réels leviers de croissance. Il s’agit d’être plus connecté aux autres et cela dans un dialogue sincère, de remise en question, dans un climat de confiance, du droit à l’erreur et d’un cadre clair. Cela requiert bien souvent un coaching des médecins et un renforcement de la collaboration en équipe via des ateliers centrés sur la cohésion d’équipe, la démarche du feedback’ ou autres pratiques collaboratives.  

GG : Qui vous formule ces demandes d’accompagnement ?

PL : Les demandes viennent souvent des RH. Mais il est essentiel de rencontrer les CEO’s, les Directeurs Médicaux, les Responsables du Nursing et sponsors projets car s’ils ne sont pas embarqués, celui-ci a peu de chances d’aboutir.  

Travailler avec les managers du terrain nous a également permis de créer l’adhésion et l’appropriation des cinq Essentiels du Leader. Nous avons reçu un feedback très positif : “Vous nous avez vraiment écoutés. On se reconnaît dans tout ce que vous avez construit”. 

GG : Quels éléments te permettent de dire que cet accompagnement a eu un impact ?

PL : Notre mission n’est pas terminée mais la DRH a voulu animer elle-même les focus groupes d’enrichissement. Ceci est très positif car cela signifie que notre client agit déjà en autonomie. La DRH s’est fait accompagner pour chaque session par un membre du Comité de Direction différent qui co-animait, ce qui renforçait la crédibilité et le sponsorship du Comité de direction.  

GG : Dans quelle mesure les équipes terrain ont-elles le temps de participer à ce type d’expérience et de faire vivre les cinq Essentiels de leadership dans leurs équipes ? 

PL : C’est le plus grand challenge. Nous leur avons demandé de suggérer des initiatives simples pour s’engager dès demain à faire vivre les Cinq Essentiels. (ex : travailler en mode collaboratif, connecté aux autres).  Ils ont proposé des choses pratiques : des “vis ma vie”, des petits déjeuners avec les équipes avec qui ils travaillent mais qui ne se connaissent pas, des inter visions entre équipes à réaliser en dehors des heures de travail. Je les ai challengés sur cela. Accorder du temps à ce qui va leur faire gagner du temps, c’est un vrai travail ! 

GG : D’après toi quelles sont les questions que les hôpitaux doivent se poser ?

PL : La difficulté réside dans le manque de ressources. Les hôpitaux ont aujourd’hui le double challenge de la qualité des soins au patient et la contrainte financière de la rentabilité de leur institution. Cela change la donne et la question se pose : « Comment garder le sens de ce que l’on fait dans un environnement complexe, interconnecté et sous de nouvelles contraintes ?».  Ce qui explique un personnel parfois épuisé et désengagé, déconnecté du sens de ces contraintes qui permettent justement de maintenir ce système de santé exceptionnel tel qu’il est aujourd’hui : accessible à tous et d’une grande qualité pour le patient. 

pascale-luyckx.jpg

GG : Merci pour ce partage Pascale. Il y a-t-il un sujet dont on n’a pas parlé et qui te semble important ?

PL : Oui. La contrainte budgétaire des hôpitaux est une réalité à laquelle nous devons nous adapter pour pouvoir les aider. Cela donne du sens à notre mission et nous engage dans une responsabilité sociétale. C’est une vraie question de débat. Pour travailler avec les hôpitaux il faut avoir une politique de prix différente. Se dire que l’on gagne moins mais que l’on aide la société à évoluer et indirectement le patient. C’est un message que j’aimerais vraiment faire passer. 

Previous
Previous

Ce qu’il se passe dans un séminaire

Next
Next

Retrouver la magie au travail : un questionnement au travers des niveaux logiques